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Conversation avec Philipp Lahm et Xabi Alonso: « Pour être performant, il faut avoir faim »

Que se passe-t-il quand vous rassemblez un Allemand et un Espagnol pour parler de football ? S’ils s’appellent Philipp Lahm et Xabi Alonso, cela donne une conversation très intéressante. La preuve.

Embarqué dans la promotion de la candidature de l’Allemagne pour organiser l’EURO 2024, le capitaine bavarois de la sélection championne du monde en 2014 a voyagé jusqu’à Madrid pour rendre visite au Basque, titré quatre ans plus tôt, pour évoquer une Coupe du monde qui n’avait alors pas encore commencé.

L’Allemagne espère organiser l’EURO 2024. Vous dites que cette compétition est très importante pour avoir un projet commun. L’Allemagne a besoin de ça ?

PHILIPP LAHM : Une société n’évolue pas de façon linéaire, en tendant toujours vers le meilleur. Ça n’a jamais été comme ça. Si on se rappelle de l’époque avant le Mondial 2006, nous avions des problèmes. C’étaient les premières années de la Grande Coalition, il y avait un taux de chômage élevé… Mais le Mondial nous a unis. Et un événement comme celui-là est important pour que les gens recommencent à communiquer entre eux. Le football unit les gens. Le stade est le seul endroit dans lequel la personne qui est assise à côté de toi n’a aucune importance. Dans une tribune, le président d’une entreprise peut très bien être le voisin d’un ouvrier. Un tournoi amène les gens à se parler : au stade, dans les fanzones, dans les salles d’attentes ou devant un barbecue.

Avant 2006, la sélection, c’était comme aller en vacances. Nos entraînements, c’était deux tours de terrain, un toro, un petit match, et c’était tout. Philipp Lahm

En 2006, des politiciens d’extrême-droite avaient manifesté, en disant que seuls les joueurs d’origine allemande devraient pouvoir porter le maillot de la Mannschaft. Douze ans plus tard, cette équipe est devenue multiculturelle tout en conservant un caractère allemand. Comment ce processus s’est-il déroulé ?

LAHM : Ces manifestations venaient d’un groupe minoritaire. Notre sélection est le reflet de la société allemande. C’est quelque chose de propre au football. Une équipe poursuit le même objectif et la population peut s’identifier à elle parce que la sélection est le reflet de notre mode de vie. Ces politiciens dont vous parlez existent toujours, sans aucun doute. Mais la grande majorité des Allemands s’identifient à leur Mannschaft.

XABI ALONSO : Lors du Mondial 2006, la société allemande était vraiment impliquée, et pas seulement dans les stades. J’ai joué d’autres Mondiaux, et je n’ai jamais vu ailleurs une telle atmosphère dans les rues. C’était une fête. Sur le terrain, ils ont été tout près de réussir quelque chose de grand sur leurs terres. Mais cette Allemagne-là était l’embryon de celle qui a gagné au Brésil.

LAHM : La vérité, c’est que je ne saurais pas dire si tous nos internationaux sont nés en Allemagne. Et ça m’intéresse très peu, parce que ce qui les rassemble tous, c’est qu’ils ont grandi en Allemagne, dans ses clubs et avec sa culture footballistique.

 » En Allemagne, il y a eu un avant et un après 2006  »

La multiculturalité se traduit-elle par un enrichissement footballistique ? Est-ce qu’on peut dire que les racines turques d’Özil, par exemple, ont enrichi l’équipe techniquement avec l’apport d’un joueur qui adore improviser ?

LAHM : Ce que nous avons réussi ces dernières années est surtout dû aux 54 centres sportifs de haut niveau qui ont été créés au début des années 90. Une grande quantité de joueurs talentueux a alors surgi. Mais n’oublions pas non plus que dans le passé, l’Allemagne a déjà eu des joueurs techniques et créatifs, comme Pierre Littbarski ou Thomas Hässler.

ALONSO : Quand est-ce que la mentalité allemande a commencé à changer ?

LAHM : Ça a été un long processus. En sélection, c’est clair qu’il y a eu un avant et un après 2006. Tout est devenu très professionnel. Avant, tu arrivais en sélection et… Dans mon autobiographie, j’ai dit que c’était comme aller en vacances. Cela a beaucoup énervé Rudi Völler. Je le comprends. Mais ce n’était pas non plus de sa faute, c’était quelque chose d’institutionnalisé, qui venait de loin. Nos entraînements, c’était deux tours de terrain, un toro, un petit match, et c’était tout.

ALONSO : La vielle école !

LAHM : Absolument. Ma génération est la première à être sortie des centres de haut niveau. Je vivais toujours chez mes parents mais après l’école, je m’entraînais deux fois par jour, sept jours sur sept. Chez les jeunes, nous n’avons jamais joué en marquage individuel à trois derrière, comme c’était la tradition, mais en 4-3-3. Tout cela à une époque où la sélection jouait encore en marquage individuel.

ALONSO : En Espagne, la méthode de travail dès le plus jeune âge est très bien installée, tout comme le profil-type du joueur espagnol. C’est très clair dans l’esprit des gens : il doit savoir comprendre le jeu, avoir une bonne technique, et puis il devra être compétitif. Mais sans connaissance du jeu ou sans une bonne technique… Parce que génétiquement, le joueur espagnol n’est pas le plus rapide ou le plus fort… Le modèle d’apprentissage est très bien défini depuis vingt ans. Dans tous les clubs, on tente de le mettre au point du mieux possible. Je crois que cela se reflète bien dans la sélection. Nous avons été forts avec le ballon, et dans la compréhension du jeu. C’est là que nous avons fait la différence. Pas en dribblant ou en faisant des actions spectaculaires. La génération qui arrive a ce profil.

 » L’Espagne est performante car elle cultive une idée plus ou moins unitaire  »

LAHM : Cela se voit en Liga. Au fond, ils jouent tous de la même façon. Du premier au dernier, ils essaient de ressortir la balle proprement. La sélection joue comme ça aussi. En Allemagne, on ne voit pas cette clarté dans l’idée de jeu, seules la sélection et le Bayern ont des structures de jeu similaires. Pour le reste, il manque une ligne de conduite comparable à l’espagnole.

ALONSO : Il y a quelques semaines, j’ai vu les U16 espagnols jouer contre l’Allemagne. Ils ont gagné 5-1. Je les ai vus à l’entraînement, et ils faisaient la même chose que l’équipe première. Les mouvements, la sortie de balle… Presque identique.

LAHM : En Allemagne, il faudrait améliorer la structure, pour qu’on sache qui décide de chaque chose. Ici, on ne sait pas très bien qui est le responsable. L’entraîneur de passage ? Le président ? C’est beaucoup moins défini. Cela ne me surprend pas que les clubs espagnols soulèvent toutes les Coupes d’Europe. Parce que l’Espagne cultive une idée plus ou moins unitaire.

Quand on voit la sélection allemande, on a la sensation que les joueurs sont tellement persuadés qu’ils peuvent appliquer l’idée de jeu que cela compense leurs carences techniques.

ALONSO : La conviction, le fait de croire en une idée, masque souvent des carences. Quand toute l’équipe va dans le même sens, cela t’y oblige un peu plus. En l’absence de cette pression, de cette obligation, tu ne serais même pas capable d’essayer de jouer comme ça. Contre les Anglais, en match amical, j’ai même vu les Allemands jouer à cinq derrière, en attendant un peu plus bas. Ils s’adaptent mieux.

LAHM : Ce sont les succès du passé qui donnent cette confiance. La force de l’Allemagne se base sur le fait qu’il y a un processus de sélection très fort chez les jeunes, avec une pression compétitive énorme. Depuis son plus jeune âge, chaque joueur sait dans quelle pièce il joue. Il sait qu’il doit être efficace. Et cela se prolonge. Rappelez-vous du match amical de l’Allemagne contre l’Espagne à Düsseldorf. L’Espagne était clairement supérieure dans les premières minutes, l’Allemagne n’avait même pas une occasion. Rien. Iniesta est rentré quatre fois dans le rectangle et a tenté de trouver la passe décisive. Thomas Müller est arrivé une fois dans une position similaire : but. Et soudain, l’Allemagne était dans le match. Cette efficacité du joueur allemand est une qualité en soi.

Les Espagnols sont forts avec le ballon et dans la compréhension du jeu. C’est là qu’ils font la différence et non en dribblant ou en faisant des actions spectaculaires.  » Xabi Alonso

ALONSO : Mais ces derniers temps, vous essayez quand même d’avoir le contrôle et l’initiative, plutôt que d’attendre l’adversaire. Aller chercher le match, et ne pas simplement attendre.

LAHM : Nous nous imposons surtout avec le ballon quand nos joueurs sont meilleurs que les adversaires. Nous sommes un pays de football. Mais chez nous, on vit du fait de récupérer le ballon, de jouer rapidement vers l’avant et de terminer l’action avec efficacité. Même lors du fameux 7-1 contre le Brésil en 2014. On forçait les erreurs de l’adversaire et on allait vers l’avant dès qu’on avait conquis le ballon. Et on marquait. Avec peu de touches.

 » un match parfait  »

ALONSO : Vous avez été efficaces.

LAHM : Exactement ! Notre jeu n’est pas comparable à celui de l’Espagne.

ALONSO : L’Allemagne a plusieurs plans. Et ça, c’est très bien. Les Espagnols ont seulement un plan, à cause du profil très marqué des joueurs.

LAHM : Comment vous vous sentiez en jouant avec un faux 9 ?

ALONSO : Pour moi, son meilleur match, cette génération l’a joué sans 9. C’était la finale de l’EURO 2012 contre l’Italie, à Kiev. J’ai joué ce match, et je n’ai jamais pris autant de plaisir sur un terrain. Je me disais qu’on ne pouvait pas mieux jouer au football que ça. C’était ça, notre force. On ne changeait pas de plan en fonction de l’adversaire. On jouait. Aujourd’hui, la nouvelle génération de coaches fait des modifications en fonction de l’adversaire. C’est de plus en plus sophistiqué. Comme une partie d’échecs. Si tu bouges celui-ci, moi je bouge celui-là.

Philipp, vous vous rappelez d’un match parfait, qui vous a procuré les mêmes sensations que celles dont parle Xabi dans ce 4-0 contre l’Italie ?

LAHM : Si tu mènes 5-0 à la mi-temps contre le Brésil, au Brésil, tu t’applaudis intérieurement. Mais un match parfait ? Celui dont je me souviens le plus est le quart de finale contre l’Argentine en 2010. A priori, on n’avait aucune chance et pourtant, on a gagné 4-0. C’était incroyable. Parce qu’on a joué en équipe. On jouait très bien le contre. On s’est positionné très bas, on a récupéré le ballon et ensuite on le donnait à Özil, Müller, Klose ou Podolski…

Cette émancipation par rapport à la génération précédente a installé les bases de votre triomphe au Brésil ?

LAHM : Ce qui est sûr, c’est que c’est à ce moment que notre développement a vraiment commencé. Quand on est arrivé en 2014, on avait la sensation que toutes les choses étaient réunies. Une équipe allemande vit de l’esprit de groupe. De la mentalité, de l’entraide mutuelle. C’est fondamental. Et c’est ce qu’on a vu au Brésil. Même si ça ressemble toujours à un lieu commun, on ne pensait vraiment qu’au match suivant. Et on a eu des matches compliqués, hein. La France en quarts, un match très serré. Puis le Brésil, au Brésil. On connaît maintenant le dénouement, mais avant le match, tu es sur tes gardes. Puis l’Argentine en finale. Et là, dans le tunnel, je me suis dit :  » Bien, aujourd’hui on va être champion du monde.  » J’en étais convaincu. Après des années de développement, c’était à nous de ramener la coupe. C’était une sensation magnifique. Malgré tout, l’Argentine a eu trois occasions énormes. Mais on a eu de la chance.

 » Un détail peut tout changer « 

XABI ALONSO : Dans tous les tournois, il y aura un instant dans lequel tu as besoin de chance. Sans cette chance, tu n’es rien. En 2014, nous avons vécu une expérience qui pourrait servir à l’Allemagne en Russie. Maintenant, c’est très facile de le dire. Mais ce qui est sûr, c’est que nous avions tellement gagné qu’on manquait de faim. Dans toute la préparation, le désir de triomphe et la mentalité n’étaient pas au rendez-vous. Il nous manquait cette volonté de gagner quelque chose pour la première fois. On était trop relax. Et sans le vouloir, au fond de nous, on pensait :  » Nous sommes l’Espagne.  » Il manquait cette excitation, celle qui te dit que tu veux quelque chose tellement fort que tu ne te rends pas compte que tu vas devoir passer un mois au Brésil. Et puis c’est vrai, on a eu un groupe très difficile, et les journées ont été très longues, surtout après les défaites. On a perdu le premier match contre les Pays-Bas 1-5, après avoir mené 1-0 et avoir eu une occasion de doubler le score. Mais après le but de Van Persie, tout a changé. Le football, c’est un cerveau, des émotions, de la psychologie… Un détail peut tout changer.

Par Diego Torres, à Madrid

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