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Valverde, le cannibale des Ardennes

Quand Eddy Merckx a remporté Liège-Bastogne-Liège pour la cinquième fois, en 1975, il semblait avoir établi un record éternel. Or, dimanche, Alejandro Valverde, le Cannibale des Ardennes, peut l’égaler. Quel est son secret ?

Mercredi 23 avril 2014. Philippe Gilbert est le grandissime favori de la 79e Flèche wallonne, dans un Bastogne ensoleillé. Trois jours plus tôt, il a conquis sa troisième Amstel Gold Race et après deux campagnes moins percutantes, le Superman 2011 semble ressuscité. Au Mur de Huy, pourtant, on réalise vite qu’il ne pourra pas répondre aux attentes.

Le Wallon échoue à la dixième place, à quinze secondes d’Alejandro Valverde, qui s’impose au sprint. C’est le premier succès ardennais de l’Espagnol depuis son retour de suspension, une sanction qui avait pris court, avec effet rétroactif, le 1er janvier 2010, suite à son implication dans l’affaire Fuentes en 2006.

Pendant sa suspension, Valverde avait vu Gilbert devenir le nouveau roi des collines, tandis que ses anciens lieutenants, Joaquim Rodriguez et Daniel Moreno, s’adjugeaient la Flèche. Sa victoire à la 79e Flèche wallonne n’est pas qu’un symbole. Elle est la première pierre posée par le Murcien dans sa reconquête des Ardennes.

À partir de 2014, Valverde sera invincible dans la Flèche tout en remportant la Doyenne en 2015 et en 2017, pour la quatrième fois. Le Valverde 2.0, l’actuel roi des succès en 2018 avec neuf victoires, est encore meilleure que la version 1.0.

Le plus grand talent

Initialement, cet update suscite des questions. Le Néerlandais Bauke Mollema n’hésite pas à prendre position dans le guide du Tour de ce magazine :  » Il ne devrait plus y avoir de place en cyclisme pour un type comme Valverde, qui a toujours menti et nié.  »

Peu après, pendant la spectaculaire étape en éventails de Saint-Amand-Montrond, au Tour 2013, Belkin, l’équipe de Mollema, s’associe aux hommes de Patrick Lefevere et met dix minutes dans la vue du coureur Movistar.

Cinq ans après la déclaration de Mollema, Valverde n’a toujours pas parlé de son passé de dopé. Pourtant, dans la communauté très fermée du cyclisme, on n’entend plus un mot à ce sujet, comme si le temps avait fait oublier – ou pardonner – toutes les fautes. Le scepticisme a fait place au respect, à l’admiration.  » Ce coureur Movistar n’est pas si mauvais. Il fera encore parler de lui à l’avenir « , a twitté Thomas De Gendt avec son ironie habituelle pendant le dernier A Travers la Flandre, un tweet qui lui a valu énormément de réponses et likes.

On se dit que Valverde était un homme de son époque et qu’il a purgé sa peine. En outre, comme Tom Boonen ne cesse de le répéter, il est  » le plus grand talent de tous « . Pour reprendre les termes du président de la fédération cycliste de Murcie :  » Alejandro aurait été le meilleur dans n’importe quel sport.  »

Un stakhanoviste à vélo

Valverde a neuf ans quand il se lance dans le cyclisme. Il est deuxième d’un critérium de régularité de vingt courses dès sa première saison. Il le remporte l’année suivante, en 1990. De 11 à 14 ans, il triomphe dans toutes les courses auxquelles il participe. L’année suivante, il n’échoue que deux fois et est deuxième au classement. Murcie le surnomme rapidement El Imbatido, l’Invincible.

Début 2012, sa suspension purgée, nous demandons à Eusebio Unzué si son chef de file va redevenir lui-même et quand :  » En théorie, il va devoir faire preuve de patience, après une interruption d’un an et demi « , explique le vieux renard.  » Mais Alejandro possède un tel talent que son retour pourrait se dérouler plus vite.  » Au Tour Down Under, sa première compétition, Valverde remporte l’étape-reine du cinquième jour.

Six ans plus tard, la même question revient après sa chute au contre-la-montre du Tour, à Düsseldorf. Il s’est fracturé la cheville et la rotule. On a craint pour sa carrière. La réponse a été identique. Valverde a triomphé dès la deuxième étape du Tour de Valence, lors de sa cinquième journée de course.

 » Quand le médecin lui demandait de s’entraîner quatre heures au centre de revalidation, il en faisait huit sans se plaindre. Jour après jour « , raconte sa femme Natalia à la journaliste espagnole Laura Meseguer.

Des jambes rapides

Le Murcien n’a jamais eu besoin de nombreux jours de compétition pour retrouver sa forme. Au Mondial 2005 de Madrid, il n’a cédé que face à Boonen, alors que depuis son abandon au Tour, il n’avait qu’une course – d’un jour – dans les jambes. De tous les lauréats des classiques printanières, Valverde est quasiment le seul à bouder depuis des années Paris-Nice et Tirreno-Adriatico, jugés indispensables. À une exception près : en 2016, Tirreno lui avait servi de préparation à son premier Giro, même si ça lui avait coûté la Doyenne (voir encadré).

Valverde a l’art d’exploiter à fond ses gènes. Avec 117 victoires UCI, le quadruple lauréat du WorldTour n’a pas le plus beau palmarès du peloton actuel – André Greipel (149) et Mark Cavendish (146) font mieux – ni même de sa génération (les retraités Alessandro Petacchi (153) et Tom Boonen (122) le précèdent) mais il possède la plus large palette de talents.

Le prodige espagnol a des jambes rapides. Ce printemps encore, au Tour de Catalogne, il a battu 93 coureurs dans un sprint plat, alors que, contrairement au quatuor précité, il n’a jamais été un sprinter pur-sang. En cette époque de spécialisation, ça confère encore plus de panache au nombre de ses victoires. Du peloton actuel, c’est encore Vincenzo Nibali qui se rapproche le plus de lui mais le Sicilien n’a pas encore atteint le cap des 50 succès UCI, notamment à cause de son moins bon sprint.

Le Tour, un rêve inaccessible

Même contre le chrono, sa principale carence au début, Valverde a énormément progressé, surtout sur les distances courtes et moyennes. Il a déjà triomphé dans huit contre-la-montre. Pour la première fois en 2007, pour la dernière fois en 2014, au championnat d’Espagne. Ses progrès en la matière devraient l’aider à enlever un grand tour, d’autant qu’il a appris à maîtriser son tempérament au fil des années.

Durant ses premières saisons, chez Kelme de Vicente Belda, il attaquait à tout-va, à la chasse aux étapes, et il avait des jours sans. Il a appris à se ménager sous la houlette d’Eusebio Unzué et s’est fixé des objectifs plus élevés. Il s’est ainsi adjugé la Vuelta 2009, une édition durant laquelle il n’a gagné aucune étape, fait exceptionnel.

Supporter de Pedro Delgado et de Miguel Indurain dans son enfance, Valverde ne remportera sans doute jamais le Tour de France, même si nul ne s’est moqué de lui quand, pendant des années, il a affirmé qu’il pouvait se l’adjuger. C’est que dès sa première participation, en 2005, sans jamais avoir vu un col alpestre de près, il a pulvérisé Lance Armstrong dans la première étape de montagne, vers Courchevel, dans un sprint magistral.

Les observateurs auraient aimé voir ce dont il était capable l’année passée, sur un parcours taillé à sa mesure mais c’est surtout en 2006 qu’il a loupé le coche.  » Sans sa chute et sa fracture de la clavicule à Valkenburg, il aurait gagné « , affirme Oscar Pereiro, qui était son coéquipier et qui allait enlever le Tour sur le tapis vert, suite à l’exclusion de Floyd Landis. En fait, ce n’est que quand il n’y a plus cru, en 2015 et à 35 ans, que Valverde est monté sur la troisième marche du podium. C’était l’accomplissement d’un rêve devenu obsession. Jamais Valverde n’avait été aussi ému qu’à l’issue de l’avant-dernière étape, au sommet de l’Alpe d’Huez. Assuré de sa troisième place, il a laissé couler les larmes.

Un jeu pour lui

Valverde considère ce podium comme l’explication majeure de ses prestations actuelles.  » Alejandro n’a plus rien à prouver. Il roule sans pression « , confirme son entraîneur Mikel Zabala à Procycling.  » Le cyclisme est devenu un jeu pour lui.  » Valverde n’en retrouve pas moins l’impétuosité de ses premières années, comme au Tour de Murcie 2017, où il a conclu avec succès une attaque de 70 kilomètres.

Malheureusement pour les amateurs de cyclisme, El Imbatido retrouve sa maîtrise à Liège-Bastogne-Liège et dans la Flèche wallonne. Manolo Lopez, son entraîneur en juniors et en néophytes, attribue ce réflexe à l’aisance avec laquelle Valverde enfilait les succès en catégories d’âge.

 » Il n’avait pas besoin d’attaquer : son sprint suffisait.  » À Ans et certainement à Huy, le chef de file de Movistar dispose d’arrivées qui lui permettent de doser son effort avec la précision d’une horloge suisse.  » Il n’a certainement pas réalisé son meilleur wattage de la saison lors de sa dernière victoire à Liège « , explique Zabala.  » Mais il a choisi la bonne position au bon moment pour gagner.  »

Par Benedict Vanclooster

Le talon d’Achille d’El Imbatido

Ces cinq dernières années, Alejandro Valverde n’a loupé le podium de Liège-Bastogne-Liège qu’à une seule reprise : en 2016. Il avait reculé son pic de forme de quelques semaines en prévision de son premier Giro et, surtout, il avait souffert du froid. El Imbatido avait dû se contenter d’une seizième place dans cette édition enlevée par Wout Poels.

Le froid et la pluie ont d’ailleurs souvent joué des tours à Valverde. On pense tout particulièrement à la Vuelta 2008. Il s’est laissé surprendre par le froid dans l’étape pluvieuse à travers les montagnes cantabriques, perdant toute chance de remporter le Tour d’Espagne, à la consternation du manager Eusebio Unzué.

Une salle de fitness personnelle

Dès son plus jeune âge, Alejandro Valverde a allié explosivité et talent de grimpeur. Après l’école, Alejandro se rendait plusieurs fois par semaine au fitness. Il travaillait avec des poids légers mais à une fréquence élevée. Il réserve toujours des plages de temps à cet exercice mais désormais, il dispose de sa salle personnelle, dans la villa construite par son frère José Antonio, architecte, au nord de Murcie.

Bala Verde (balle verte) ne doit pas s’astreindre à de longs déplacements pour entraîner son explosivité. Le Cresta del Gallo, une colline similaire à celles des Ardennes, se trouve près de chez lui.  » Certains, comme Dylan Teuns, parviennent à me suivre quand je place une accélération mais encore faut-il maintenir celle-ci sur quelques centaines de mètres. Si je suis bien placé au Mur de Huy, à 200 mètres de l’arrivée, et que je peux prendre la tête, il est très difficile de me battre. Je fais en sorte que personne ne puisse attaquer, je calcule la distance puis je place mon accélération « , raconte le roi des Ardennes à Vélo Magazine.

Valverde, le cannibale des Ardennes
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Objectif Tokyo 2020

Mercredi prochain, Alejandro Valverde aura 38 ans. Le peloton de quelque mille coureurs ne compte que quinze hommes plus âgés. D’aucuns murmurent que Valverde, fils d’un chauffeur de poids lourds, n’a pas d’autre choix que de continuer à courir, compte tenu de la plantureuse pension alimentaire qu’il doit verser à sa première femme, Angela, issue de son village. Mais c’est difficile à croire : il y a dix ans, Valverde percevait déjà un salaire annuel de 1,6 million et était le coureur le mieux payé du monde. Si Alejandro pédalait pour l’argent, ce serait surtout pour financer son coûteux loisir, son parc de voitures de sport.

Valverde ne redoute pas non plus le fameux trou noir. Il sait déjà qu’au terme de sa carrière, il s’occupera encore plus de l’école cycliste qu’il a fondée dans sa région et du Valverde Team, une équipe pour néophytes et juniors que dirige son frère aîné Juan Francisco. Avec cette école, il contribue au renouveau du cyclisme espagnol, qui ne se focalise plus uniquement sur les tours, grâce aux performances d’ Oscar Freire, de Juan Antonio Flecha et de lui-même, qui est actuellement le seul lauréat ibérique de Liège.

L’insatiable Valverde est sous contrat chez Movistar jusqu’en 2019 mais il a déjà annoncé qu’il aimerait participer aux Jeux 2020 de Tokyo. Ce serait sa cinquième olympiade.  » On me demande souvent le secret de ma longévité. C’est simple : c’est la passion de mon métier. J’aime m’entraîner et d’ailleurs, je continuerai à le faire au terme de ma carrière. « 

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