© Tim De Waele

Tony Martin: « Le chrono, c’est la guerre »

On le surnomme Panzerwagen (le char d’assaut) parce que, une fois lancé, il est inarrêtable. Voilà qui promet puisque le Tour débute par un contre-la-montre à un jet de pierre de chez lui.  » Il n’y a rien de plus excitant que de me dire que je peux prendre le maillot jaune en Allemagne « , dit Tony Martin.

Un Allemand s’imposera-t-il dans le prologue du Tour à Düsseldorf, le 1er juillet prochain ? C’est en tout cas le scénario que toute l’Allemagne attend. Pour Tony Martin, ces 13 km auront plus d’importance que les 3.527 qui suivent.  » Je signe à deux mains pour remporter la première étape, quitte à arriver hors des délais dans la deuxième « , rigole le multiple champion du monde contre la montre.

Martin a l’habitude des grands rendez-vous. Ce prologue, il le prépare  » comme s’il s’agissait d’un championnat du monde  » et le fait qu’il ait lieu dans son jardin le motive encore plus.  » Je suis né à Cottbus mais j’ai grandi à Eschborn, à même pas une demi-heure de voiture de Düsseldorf. Beaucoup de spectateurs seront sur le bord de la route pour m’encourager.  »

Tout le monde part du principe que vous allez gagner les doigts dans le nez mais ce n’est pas aussi simple.

Tony Martin : En effet, mais l’étiquette de favori ne me dérange pas. Pourquoi masquer la réalité ? Le parcours me convient. Il n’est pas trop technique, il y a de beaux virages et il est suffisamment long pour que je l’aborde comme un véritable contre-la-montre plutôt que comme un prologue. Bien sûr, ce n’est pas gagné d’avance. Je ne sais pas s’ils seront au Tour mais Rohan Dennis et Jos van Emden peuvent s’imposer également. Sur 13 km, il y a toujours des surprises. Je me méfie des sprinters. Aux Trois Jours de La Panne-Coxyde, Marcel Kittel a terminé très près de moi et je me suis dit que je devais le tenir à l’oeil. Tout comme Michael Matthews qui est en forme et très dangereux.

A Düsseldorf, ce n’est pas seulement la victoire d’étape qui est en jeu, il y a aussi le maillot jaune. Et vous savez ce que ça représente de le porter.

Martin : C’est super spécial, la plus belle chose qui puisse arriver à un coureur. Une classique ou un championnat du monde, c’est plus prestigieux mais sur le plan émotionnel, rien ne peut rivaliser avec un maillot jaune. Vous êtes le roi de la course, le monde tourne autour de vous. Quel honneur ! Je suis fier d’avoir porté ce maillot et il n’y a rien de plus excitant que de me dire que je peux m’en emparer en Allemagne. Et puis, le porteur du maillot jaune reçoit un petit ours en peluche et, depuis décembre, je sais à qui le donner : notre petite fille, Mia. D’un point de vue professionnel, la paternité a moins changé ma vie que je le pensais. Je croyais que ma carrière passerait au second plan mais je suis encore plus motivé, même si je dois dire que j’ai une compagne formidable, qui fait tout le sale boulot et garde les bonnes choses pour moi (il rit). La paternité, ça vous aide quand même à relativiser. Quand je perds une course, je suis toujours aussi déçu qu’avant mais je passe plus vite à autre chose. Je n’ai pas de temps à perdre avec des bêtises car je sais ce qui compte vraiment.

 » L’Allemagne reprend sa place dans la famille du cyclisme  »

Les Allemands se réjouissent-ils que le Tour de France commence ?

Martin : A fond ! Bien plus que je le pensais. On n’arrête pas de m’en parler et je croule sous les demandes d’interviews. Ce week-end-là, l’Allemagne vivra au rythme du cyclisme.

Certains de vos collègues se plaignent des journalistes allemands. Ils disent qu’ils sont négatifs et ne parlent que de dopage.

Martin : Il y a cinq ans, ils vous posaient une question sur le sport et dix sur le dopage. Aujourd’hui, les Allemands sont plus positifs. Ils posent toujours beaucoup de questions sur le dopage mais je trouve ça normal : nous devons assumer le passé de notre sport, même s’il ne faut pas exagérer. Je n’ai pas grand-chose de sensé à dire sur la carrière de Jan Ullrich, par exemple. Je n’étais même pas né. Mais en fait, les supporters allemands n’ont jamais décroché. Je parle des véritables amateurs de cyclisme. Ceux que nous avons perdus, c’est le grand public, ceux qui suivent cela de façon sporadique. Pour eux, chaque coureur était un tricheur mais aujourd’hui, ils reviennent. L’Allemagne reprend sa place dans la famille du cyclisme.

Parce que les coureurs allemands se débrouillent bien, sans doute ?

Martin : Comptez un peu le nombre d’étapes du Tour, de maillots jaunes et de classiques que Degenkolb, Kittel, Greipel et moi collectionnons. Je suis heureux que ce succès soit apprécié à sa juste valeur.  »

Tony Martin écrase tout sur son passage. Comme son surnom de Panzer l'indique.
Tony Martin écrase tout sur son passage. Comme son surnom de Panzer l’indique.© tim de waele

Il n’y a que 37 km contre la montre dans ce Tour de France, c’est peu.

Martin : Cela pourrait être mieux, c’est sûr. On l’a bien vu au Giro. Et pourtant, on a eu droit à une belle course. Maintenant, je comprends pourquoi les organisateurs du Tour diminuent le nombre de kilomètres contre le chrono. Lors du premier contre-la-montre du Giro, Tom Dumoulin a pris près de trois minutes d’avance sur ses rivaux : ça ferme la course.

Mais ça a aussi son charme : ça oblige les grimpeurs à attaquer.

Martin : Oui mais au Tour, il faut tenir compte du facteur Chris Froome. S’il prend trois minutes, la course est finie, Quintana ne pourra jamais revenir. Il y a pourtant un moyen de faire plaisir aux rouleurs sans tuer la course : il suffit de dessiner un parcours qui casse le rythme des spécialistes. Mais bon, je prêche contre ma paroisse (il rit). Je n’ai pas à me plaindre de ce Tour : il y a tout de même deux contre-la-montre, même s’ils sont courts, dont un qui me permettra peut-être de prendre le maillot jaune. Ça pourrait être pire.

 » J’aime bouleverser les prévisions  »

Dans les années où Miguel Indurain, il y avait parfois jusqu’à 180 km contre-la-montre. Si c’était le cas aujourd’hui, vous auriez une chance de remporter le Tour de France.

Martin : (il éclate de rire) Même pas. Je suis trop lourd et même si je sais un peu grimper, dans un col de 10 km, ils me tueraient.

Pourtant, en 2011, lorsque vous avez remporté Paris-Nice, tout le monde se disait que, tôt ou tard, vous alliez craquer.

Martin : A Paris-Nice, il y a deux étapes de montagne. Trois semaines de Tour de France, c’est autre chose. Je l’ai appris en allant droit dans le mur. J’avais toujours rêvé du maillot jaune et j’ai fait tout ce que je pouvais mais j’ai échoué et je dois me contenter de cela. Si je veux faire parler de moi au Tour de France, je dois me limiter aux contre-la-montre et aux étapes de transition. Pour le reste, je dois me mettre au service de l’équipe.

Quand vous tentez votre chance, ça se termine souvent par une longue échappée spectaculaire. L’an dernier, dans l’étape menant à Berne, vous avez disputé un remarquable contre-la-montre en duo avec votre ancien équipier Julian Alaphilippe. Il souffrait pour garder votre roue et pourtant, c’est un excellent coureur.

Martin : Ce jour-là, j’ai vraiment pris du plaisir. En fait, j’ai roulé au service de Julian : je l’ai tiré sur le plat et il était convenu qu’il passerait devant dans la partie plus vallonnée, sur la fin. Nous ne sommes pas allés aussi loin car le peloton était trop fort mais ce que nous avons fait était formidable et nous avons reçu beaucoup d’éloges. Les organisateurs nous ont même accordé conjointement le Prix de la Combativité, ce qui est très rare.

C’est ça que j’aime bien dans les échappées, surtout au Tour de France : il n’est pas toujours nécessaire de gagner pour ta journée soit réussie. Il suffit d’avoir tout donné et d’avoir animé la course. J’aime bouleverser les prévisions. Si tout le monde pense que ça va inévitablement se jouer au sprint, c’est le moment de tenter des choses impossibles. Lutter contre tout le peloton, ça me booste car je sais que j’ai très peu de chances, qu’il faut essayer vingt fois pour y arriver une fois.

 » Le contre-la-montre est l’exercice qui ment le moins  »

Pourquoi avez-vous quitté Quick Step ?

Martin : Après cinq ans, j’avais envie de me lancer un nouveau défi. J’y étais heureux mais tout était peut-être trop facile, justement. Il faut parfois changer d’air pour se remotiver, sortir de ses habitudes. L’équipe Katusha est particulièrement ambitieuse et ça me plaît. Dès le premier rendez-vous, je me suis dit que c’est là que je voulais aller.

Pour un rouleur, l’aspect technique est très important : vélo fiable, roues rapides, aérodynamique parfaite… Katusha est-il aussi avancé que Quick Step dans ce domaine ?

Martin : Je roule sur un Canyon et c’est, à mon avis, le meilleur vélo au monde pour les contre-la-montre. Cela a en effet joué un rôle dans ma décision car il est important de disposer d’un bon matériel. J’aurais été fou de ne pas en tenir compte. Beaucoup de vélos semblent rapides mais ne le sont pas nécessairement. On dirait des jets mais c’est du toc. Il n’y a rien derrière, pas de concept. Pour moi, un vélo peut être affreux mais il faut qu’il avance. Et s’il est beau et qu’il va vite, c’est encore mieux. Mon vélo de route, c’est mon outil de travail, mon vélo de contre-la-montre, je le bichonne. J’ai une relation émotionnelle avec lui, même si ça peut sembler stupide (il rit). Rouler sur un vélo normal, ça n’a rien de spécial mais quand je sors mon vélo de contre-la-montre, c’est jour de fête.

Qu’est-ce qui vous attire dans le contre-la-montre ?

Martin : Le fait qu’il n’y a pas d’excuse. On est tout seul, contre le vent et la douleur. Dans les autres courses, c’est celui qui maîtrise le mieux les circonstances qui gagne : la tactique, les chutes,… Bien sûr, celles-ci jouent aussi un rôle contre la montre mais il s’agit avant tout de pédaler le plus fort possible. C’est l’exercice cycliste qui ment le moins.

C’est justement pour cela que les autres coureurs n’aiment pas : ils ne peuvent pas se cacher.

Martin : La plupart des coureurs détestent et je peux les comprendre. Moi aussi, je suis nerveux quand je m’éveille le matin et que je sais que quatre cols alpins nous attendent. Dans un contre-la-montre, la motivation doit venir toute seule. On ne peut pas compter sur l’énergie mentale des équipiers ou sur le fait qu’on a un rival en point de mire. On est tout seul contre le vent, on regarde loin devant soi et il n’y a personne. On ne peut pas apprendre à lutter contre ça : on aime ou on n’aime pas.

 » Je dialogue constamment avec mon corps  »

Vous observez un rituel ?

Martin : Lors d’un contre-la-montre, je dialogue continuellement avec mon corps. Je me demande si je souffre trop peu, trop ou juste assez. Je dois être concentré au maximum afin de donner le maximum de moi-même. L’aspect tactique joue un rôle mais ce n’est pas ce que les journalistes décrivent. On ne se dit pas qu’on va partir doucement afin de pouvoir tout donner sur la fin, on roule aussi vite que possible partout et le plus important est de perdre le moins de temps possible quand on se sent moins bien. C’est pourquoi je parle constamment à mon corps. Sur mon vélo, je ne pense à rien. C’est interdit. Mon esprit veut combler ce vide et il arrive souvent qu’une chanson que j’ai entendue à l’échauffement commence à me trotter en tête mais je la repousse. C’est vrai que la distraction peut aider à combattre la fatigue mais celui qui n’est pas concentré à 100 % de bout en bout perd.

Existe-t-il des trucs pour combattre la douleur ?

Martin : J’en connais quelques-uns mais je les garde pour moi : j’ai dû travailler dur pour les maîtriser et je ne veux pas aider mes rivaux. Quand on est vraiment très fort, on ne ressent la douleur que par la suite. L’euphorie chasse la fatigue. Je me concentre vraiment sur des aspects physiques : le bruit des roues, le rythme des pédales. Aller plus vite, toujours plus vite.

A vous entendre, ça semble paisible.

Martin : Paisible ? (il rit) Au contraire : on souffre, on transpire comme un boeuf. Ça n’a rien de paisible, c’est la guerre ! Un combat contre soi-même, contre le temps et contre ses rivaux. Il faut être prêt psychologiquement. Un contre-la-montre, ça ne s’aborde pas n’importe comment. Un coureur qui, le matin au petit-déjeuner, ne sait pas qu’il doit courir contre le chrono ne peut pas gagner. C’est mathématique : celui qui n’est concentré qu’à 95 % perd, à chaque coup de pédale, 5 % de temps sur un coureur concentré à 100 %.  »

D’où vous vient votre surnom de Panzerwagen ?

Martin : C’est BrianHolm qui l’a trouvé à l’époque où il était directeur sportif chez Columbia (qui allait devenir HTC-High Road, ndlr.). Il donnait des surnoms militaires à chacun mais je ne me rappelle plus ceux de mes équipiers. Le seul qui a gardé le sien, c’est moi. Il disait : Personne ne t’arrête, Tony, tu roules comme un char d’assaut ! Un commentateur de télévision belge a été le premier à m’appeler comme ça en course. Au début, j’ai pensé que c’était quelque chose qui devait rester entre nous (il rit) mais ça a été repris par les fans et, avant que je m’en rende compte, tout le monde m’appelait Panzerwagen. Pas de problème, c’est un chouette surnom !

 » Il me manque l’or olympique  »

Vous avez 32 ans. Vous êtes loin d’être fini mais vous n’êtes plus un débutant non plus. Quels objectifs vous fixez-vous encore avant de prendre votre retraite ?

Martin : Les Jeux olympiques de 2020 figurent en tête de ma liste. A Rio, je me suis planté A Londres, j’ai décroché la médaille d’argent derrière Bradley Wiggins. Je n’ai pas gagné mais c’est un de mes meilleurs souvenirs jusqu’ici. Monter sur la plus haute marche du podium aux yeux du monde entier, ça doit être formidable. Je me dis qu’avec mes capacités, une médaille d’or manque à mon palmarès. Je me demande parfois combien de temps je vais encore tenir ? Quel est le meilleur moment pour arrêter ? A l’heure actuelle, je n’ai pas l’impression que la fin est proche. Je suis frais et motivé, je prends du plaisir avec mes équipiers. J’aime rester en famille mais la vie sur la route ne me dérange pas. J’aime voyager. C’est obligatoire pour un coureur.

A la fin de cette année, vous pouvez battre un record en devenant pour la cinquième fois champion du monde contre la montre.

Martin : Cela ne m’intéresse pas. C’est un objectif artificiel, superficiel. J’aime être champion du monde, je suis fier de porter le maillot arc-en-ciel mais je ne compte pas les titres car c’est un combat sans adversaire. Qu’est-ce que cela prouve d’avoir collectionné cinq titres tandis qu’un champion d’une autre époque n’en a eu que quatre ? Rien ! Chaque course est un défi en soi, je veux remporter le championnat du monde contre la montre chaque année mais le nombre total de titres ne m’intéresse vraiment pas.

PAR JEF VAN BAELEN

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