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Si le Mur de Grammont pouvait nous raconter

Sa réintégration au Tour des Flandres 2017 a redoré le blason du Mur de Grammont. Samedi, le monument du cyclisme va prendre encore un peu plus de couleurs : il constitue la finale du Circuit Het Nieuwsblad, revue et corrigée. C’est un nouveau chapitre de l’histoire d’une légende, contée par le Mur lui-même.

Le Mur :  » Je me souviens encore du calme qui régnait ici le 1er avril 2012. Pendant des mois, j’avais pensé : quoi, le Tour des Flandres sans moi ? C’est un poisson d’avril ! Jusqu’au jour dit. Ce calme général, aux environs de 16 heures, était choquant. Avant, j’entendais les clameurs de milliers d’amateurs de cyclisme monter vers moi, jusqu’à ce que les coureurs franchissent mon sommet. J’en avais chaque fois la chair de poule. Comme les coureurs. Ainsi, Stijn Devolder, qui est passé ici en solitaire à deux reprises, a déclaré que c’était comme entrer et sortir d’une discothèque. Dans ma descente, toujours selon Stijn, c’était comme refermer la porte d’un club bruyant.

Mais en ce 1er avril-là, hormis le gazouillis des oiseaux, je n’ai entendu que la voix du journaliste radio Carl Berteele, qui provenait d’une des maisons situées à mon pied. Une voix de plus en plus forte car c’est Tom Boonen qui a remporté le nouveau Ronde à Audenarde. D’un coup, tout le monde avait oublié ma tristesse. La Flandre adulait son héros et le gamin qui agitait le drapeau flamand. Pas ici mais dans un champ…

Je mentirais en disant que j’ai été abandonné ce jour-là. À midi, en guise de protestation, il y a même eu une marche symbolique, emmenée par le bourgmestre Guido De Padt. Dans un courriel poétique, il avait appelé ses concitoyens à éviter Audenarde. Il y avait même un Jésus dans la foule, pieds nus, vêtu d’une tenue de course rétro, un pneu autour du front. Il avait traîné une croix en bois au sommet – en chutant trois fois.

Dans son sillage, des membres de la Confrérie de Manneken Pis avaient tari la statue du même nom de Grammont. Ils avaient fait un noeud à son zizi. Avec des boyaux ! En leur compagnie, pendant la finale du Ronde, j’ai littéralement tourné le dos à la télévision du café ‘tHemelrijck, qui se trouve ici, à mon sommet. Je ne pouvais plus voir ça. Quelle tristesse, quelle nostalgie !

« C’est du jamais vu, c’est si raide! Un mur »

Peu de gens le savent mais je suis beaucoup plus âgé qu’on ne le pense. J’ai entre huit et dix millions d’années. Je suis né quand la mer du Nord, qui couvrait la moitié de la Flandre, s’est retirée des terres. Les Ardennes flamandes étaient recouvertes de sable et de bancs de cailloux qui émergeaient de la mer. Un processus d’oxydation – je vous épargne les explications scientifiques – a transformé les grains de sable en pierre. C’est ainsi que je suis né.

Mes flancs sont très abrupts car au terme de l’ère glaciaire, l’eau de fonte a dévalé mes pentes jusqu’à la Dendre. Ce n’est que bien plus tard que des gens se sont établis autour de moi. J’ai reçu un nom germanique : Odinberg, en hommage au principal dieu des Vikings, même si tous les historiens ne sont pas d’accord à ce sujet.

Au Moyen-Âge, je suis devenu un bastion militaire. Aux environs de 1050, le comte de Flandre, Baudouin V, m’a acheté à Geerard van Hunnegem.  » Geraards berg  » donc, mon nom actuel en néerlandais. Du moins d’après la légende car ce point suscite aussi des doutes.

Je n’ai reçu le nom le plus connu, grâce à la course, que 900 ans plus tard : le Mur de Geraardsbergen – le Mur de Grammont -. En 1950, coureurs et public ont été effrayés à l’idée de devoir me gravir.  » C’est du jamais vu ! C’est si raide ! Un mur.  » Contrairement à ce qu’on croit souvent, je n’ai pas été baptisé à l’eau bénite du Tour des Flandres mais le 5 mars de cette année-là, durant la sixième édition du Circuit Het Volk.

Ce quotidien était encore un concurrent du Nieuwsblad, qui organisait le grand Tour des Flandres. L’homme fort du Circuit, Jerôme Stevens, voulait contrebalancer l’épreuve rivale en donnant un piment plus héroïque à sa course : après la Seconde Guerre mondiale, de plus en plus de chemins pavés avaient été asphaltés. Stevens avait discuté avec deux politiciens de Grammont : Augustin Daneels et Robert Pieraert. Ils le lui avaient assuré :  » Nous avons une colline qui va faire éclater la course.  »

« Nous avons vu les coureurs à l’entame de la côte. des épaves! »

Depuis 1940, j’étais un site culturel protégé mais j’étais inconnu du milieu cycliste. Les pavés avaient été délibérément placés de travers pour éviter des glissades aux chevaux, tant j’étais abrupt. À part ça, il y avait surtout des moutons. Jerôme Stevens a eu le coup de foudre. Il fallait juste m’élargir pour que le peloton puisse passer. Daneels et Pieraert allaient régler ça car ils voulaient promouvoir leur ville.

La suppression du Mur : un chemin de croix pour certains !
La suppression du Mur : un chemin de croix pour certains !© BELGAIMAGE

Avant la course, Het Volk a tout mis en oeuvre pour éveiller la passion des amateurs de cyclisme.  » Grammont va vivre une journée historique au Mur. Une épopée inoubliable, une démonstration sportive impressionnante. Les coureurs auront aussi une prime.  » Le premier à arriver à mon sommet allait recevoir 10.000 francs, une somme non négligeable à l’époque. AlbertBerken Wauters s’est échappé très tôt car je me trouvais à 50 kilomètres de l’arrivée à Gand. Il a réussi, avant d’abandonner, épuisé. Avec une jolie somme en poche, même si on raconte qu’il en a perdu une grande partie en tournées dans un café !

Ce passage a été un tel succès que le Ronde ne pouvait plus m’ignorer. Donc, un mois plus tard, le 2 avril 1950, le peloton est repassé. J’étais la dernière ascension de la perle des Flandres, après le Tiegemberg, le Quaremont, le Kruisberg et Edelare. Les coureurs ont chancelé.  » Nous les avons vus à l’entame de la côte, les pauvres. Des épaves. Les coureurs n’avaient plus qu’un mot en bouche : pousser « , a écrit Het Nieuwsblad.

Fiorenzo Magni est un des rares à avoir bien géré ces conditions sibériennes. Il a démarré seul, à 60 kilomètres de l’arrivée, et a franchi mon sommet avec cinq minutes d’avance. En 1951, aucun coureur n’a été à la hauteur de l’Italien, qui a foncé seul vers Wetteren. L’organisateur, Karel Van Wijnendaele, était si consterné par la suprématie des étrangers qu’il a écrit :  » Nous n’avons que nos yeux pour pleurer.  »

 » L’argent, des caisses de la ville, était récupéré par les billets d’entrée  »

Un an plus tard, Louison Bobet, triple vainqueur du Tour de France, a voulu réussir un solo historique aussi : il a démarré sur mes pavés. Derrière lui, c’était le chaos. Dans le froid et l’humidité, presque tous les coureurs ont dû mettre pied à terre. Bobet a poursuivi son effort jusqu’à ce qu’un braquet en mauvais état ruine ses efforts à huit kilomètres de l’arrivée. Briek Schotte et Decock ont alors pris l’Italien Loretto Petrucci en tenaille. C’est comme ça que Decock a enlevé son unique Ronde, un succès qui lui a rapporté 20.000 francs, offerts par son sponsor, et, sans qu’il le sache, 3.000 francs pour être passé en deuxième à mon sommet.

Cet argent venait des caisses de la ville, comme la prime de 10.000 francs de Bobet, mais la commune l’a récupéré grâce aux… billets d’entrée ! 20 francs le billet – Wouter Vandenhaute n’a rien inventé. Certains spectateurs ont essayé de passer gratuitement, en se faisant passer pour des pèlerins en route vers la chapelle Notre-Dame, qui se trouve à mon sommet. On a résolu le problème en fermant la chapelle, qui date de 1906, pendant la course. Le cyclisme était plus important que la religion !

Confrontés au chaos de 1952, les organisateurs ont décidé de ne plus prendre de risque : à partir de 1953, on n’allait plus grimper que la Kloosterstraat, la route pavée plus large et moins raide, qui se trouve à ma gauche. Comme dans la deuxième étape du Tour 1951 entre Reims et Gand, parce que le grand patron, Jacques Goddet, voulait éviter la formation d’un bouchon.

À partir de 1961, les concepteurs du tracé du Ronde ont délaissé Grammont, même en 1962, quand l’arrivée a été déplacée de Wetteren à Gentbrugge, plus loin. Mais ce n’était qu’un intermède. Dès 1966, ma soeur, l’Abdijstraat, désormais asphaltée, a réintégré le parcours. En 1970, ce fut mon tour. Trois ans plus tard, j’ai entamé mon rôle de guillotine, en pleine finale.

« Eddy roulait 5km/h trop vite »

L’organisateur du Ronde, Frans Grimonpont, cherchait une arrivée plus proche de moi et il a adopté l’idée du bourgmestre Etienne Cosyns, déplaçant la finale de Gentbrugge à Meerbeke. Le club cycliste local, Sport enSteun, avait déjà organisé trois fois le Circuit de la Communauté flamande, en collaboration avec Het Nieuwsblad. Le changement de finale était destiné à insuffler une nouvelle vie à la course, qui restait sur quelques éditions monotones. Mais j’étais encore à 35 kilomètres de la ligne. On roulait encore un circuit de 12 kilomètres, avec trois tronçons pavés à Meerbeke.

Je n’ai eu une blind date avec le Bosberg qu’en 1975. Le coup de foudre ! Pour Eddy Merckx aussi. Avec Frans Verbeeck, il a placé sa légendaire attaque à 104 kilomètres de l’arrivée. Verbeeck a réussi à suivre Merckx à grand-peine sur mes pavés mais il a été largué dans le circuit de Meerbeke. Verbeeck a déclaré qu’Eddy roulait 5 km/h trop vite.

Le Bosberg et moi avons formé un magnifique couple royal. En 1981, un joyau s’est ajouté à notre couronne. Les coureurs devaient me gravir un peu plus longtemps, jusqu’à la chapelle, à 110 mètres au-dessus du niveau de la mer. Nous avons encore gagné en gloire à partir de 1985, grâce à la suppression du circuit local, qui m’a placé plus près de la ligne d’arrivée à Meerbeke. Ce fut une édition pluvieuse, héroïque. Eric Vanderaerden a achevé ses compagnons d’échappée, Hennie Kuiper et Phil Anderson, à mon sommet. Il a parfaitement piloté son vélo sur mes pavés glissants, comme au Koppenberg.

Vanderaerden est devenu le premier coureur à s’échapper définitivement, en solo, ici. Un honneur qu’a eu mon partenaire, le Bosberg, en 1987, 1989 et 1991, grâce aux attaques décisives de Claude Criquielion et d’ EdwigVan Hooydonck. En 1989, celui-ci avait d’ailleurs l’intention de démarrer sur mes pavés mais son directeur sportif, Jan Raas, lui avait ordonné d’attendre. C’est ainsi qu’un Van Hooydonck, en pleurs, est devenu Eddy Bosberg. Ce n’était pas un hasard, d’ailleurs, car le Campinois venait s’entraîner ici deux à trois fois par semaine en hiver. Il gravissait le Bosberg et moi-même. Des dizaines de fois, pour affûter son explosivité. Comme Lucien Van Impe a exercé ses capacités de grimpeur pendant son adolescence en sprintant des centaines de fois sur mes flancs.

 » En 2019, je vais voir le peloton du Tour pour la première fois  »

Johan Museeuw m’a toujours aimé aussi. Après avoir démarré trois fois à Tenbosse, à Brakel, il est arrivé ici avec Frans Maassen en 1993. Deux ans plus tard, il larguait son compagnon d’échappée Fabio Baldato, et en 1998, il est arrivé seul à mon sommet. Johan n’a juré ici qu’en 1996 : sa roue arrière était cassée et il a dû laisser filer Michele Bartoli.

Johan Museeuw a dompté le Mur à plus d'une reprise.
Johan Museeuw a dompté le Mur à plus d’une reprise.© BELGAIMAGE

Le revêtement était dans un état lamentable. Le côté droit du chemin s’affaissait. L’hiver 2003, on m’a donc retapé, ce qui a coûté un million d’euros. On a revendu les pavés inutilisables pour 2,50 euros la pièce, avec un certificat d’authenticité. En 2004, j’ai été rouvert juste avant le Ronde mais ça n’a pas suffi à convaincre l’organisation du Tour à me reprendre, quatre mois plus tard, dans la troisième étape, de Waterloo à Wasquehal.

Le Tour n’est passé que par les remparts, au centre de Grammont, et par la Kloosterstraat. Un scandale ! Heureusement, Christian Prudhomme a plus de bon sens : en 2019, je vais voir le peloton du Tour, pour la toute première fois.

Malheureusement, je serai trop loin de l’arrivée à Bruxelles pour être déterminant comme je l’ai été lors de mes derniers rendez-vous avec le Tour des Flandres. En 2007, Alessandro Ballan a démarré ici avec Leif Hoste, en 2009, Stijn Devolder a laissé sur place Chavanel, Quinziato et Van Hecke et l’année précédente, Stijn avait eu l’impression d’être dans une discothèque pendant son solo.

En 2010, Fabian Cancellara a lâché Tom Boonen, apparemment sans la moindre peine. Pas parce qu’il avait équipé son vélo d’un petit moteur comme l’entourage de Boonen continue à le suggérer mais parce que Tom avait carrément bloqué.

Un an plus tard, le superman suisse a perdu ici. Chavanel dans sa roue, il semblait voler vers la victoire. Il avait 50 secondes d’avance sur les remparts. En un rien de temps, son avantage a fondu à onze secondes. À cause de crampes, a expliqué Cancellara ensuite : il avait perdu ses bidons et s’était déshydraté.

« On ne pourra jamais combler le vide laissé par une infidélité au Mur »

J’offre du drame à souhait mais hélas, en septembre 2011, Wouter Vandenhaute m’a balayé. Par la suite, l’Eneco Tour a bien essayé de me consoler avec une arrivée d’étape, chaque année. Vandenhaute l’a aussi tenté, avec un passage au Circuit et, depuis 2017, au Ronde, mais toujours très loin de l’arrivée. Même si Boonen et Gilbert m’ont réchauffé le coeur en faisant exploser la course ici, à 95 kilomètres d’Audenarde. Je crains de ne plus jamais me rapprocher de la ligne d’arrivée de la plus belle course flamande…

Samedi, au Circuit, je ne serai qu’à 16 kilomètres de l’arrivée à Meerbeke. Ironie du sort, dans la course qui a permis aux amateurs de cyclisme de me découvrir, il y a 68 ans. Dois-je en être reconnaissant à Vandenhaute ? Je vous répondrai par une citation de mon bourgmestre Guido De Padt, qui s’était exprimé ainsi en 2012, dans son mail poétique de protestation :  » On ne pourra jamais combler le vide laissé par une infidélité au Mur.  »

Par Jonas Creteur

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