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 » EDDY, MÊME SI TU TOMBES, JE TE PORTERAI SUR LA LIGNE « 

On a organisé la première édition de  » Liège-Bastogne et retour  » en 1892, il y a 125 ans. C’est le monument le plus ancien. Tout le monde se souvient de l’exploit de Frank Vandenbroucke en 1999 mais la Doyenne est un fonds inépuisable d’exploits. Un aperçu.

1957 SUR TAPIS VERT

Liège-Bastogne-Liège 1957 a fait couler beaucoup d’encre. Les comptes rendus de l’époque ne laissent place à aucun doute : la 43e édition de La Doyenne est digne de l’histoire. Dans le rôle principal ce 5 mai 1957 : Germain Derycke, qui réalise un solo de 55 kilomètres à partir du Rosier et ce, malgré une pluie torrentielle, parfois mêlée de neige, ainsi qu’un vent glacial, plus un obstacle inattendu : un train.

Près de Vielsalm, ce convoi contraint Derycke à s’arrêter. Le Flandrien est dès lors rejoint par le Français Louison Bobet et deux Italiens. Ceux-ci dédaignent l’interdiction de passer, puisque ce n’est pas punissable dans leurs pays, mais, en les suivant, Derycke enfreint le règlement belge.

Frans Schoubben, qui a terminé deuxième à 2’46 » de Derycke mais a patienté deux minutes devant la voie ferrée, dépose plainte. Trois jours plus tard, quand la fédération traite l’affaire, les esprits se sont apaisés et le Limbourgeois retire sa plainte. Le résultat est maintenu.

Puis… Derycke, aussi généreux et compréhensif que Schoubben, demande qu’il soit classé premier ex-æquo. Dix jours après la course, le jury accepte : à conditions exceptionnelles, décisions exceptionnelles.

1966 CAVALIER SEUL

Jacques Anquetil, quintuple lauréat du Tour, n’aime pas les classiques, qu’il considère comme une loterie. Initialement, Liège ne figure pas à son programme mais comme il compte courir deux critériums aux Pays-Bas entre la Flèche wallonne et La Doyenne, son directeur sportif lui conseille de participer aux classiques ardennaises. Maître Jacques n’accepte qu’en apprenant que son éternel rival, Raymond Poulidor, en sera.

Anquetil est piqué au vif, en fait. La presse estime que son règne touche à sa fin et qu’un nouveau champion, Felice Gimondi, est né. Il a gagné le dernier Tour, dès sa première saison. Le jeune Italien a en outre remporté Paris-Roubaix et Paris-Bruxelles et fait partie des favoris à Liège.

Mais en ce 2 mai 1966 baigné de soleil, Gimondi ne trouve pas de parade à Anquetil, qui démarre à la Bouquette. Le Normand rattrape les trois échappés, parmi lesquels le père d’Andy et Fränk Schleck. A 35 kilomètres de l’arrivée, Monsieur Chrono peut user de sa spécialité : une course en solo contre la montre. Anquetil arrive à la piste de Rocourt avec près de cinq minutes d’avance sur son dauphin, Vic Van Schil.

Quelques jours plus tard, la fédération belge le raie du palmarès : au terme de la course, Anquetil a refusé de fournir un échantillon d’urine.  » Trop tard. Je suis un homme, pas une fontaine.  » Finalement, la fédération internationale vole à son secours : comme il n’y a pas encore de règlement précis en matière de dopage, elle maintient le résultat. Anquetil a bel et bien gagné sa première et dernière classique.

1969 L’OFFENSIVE À LA VON RUNDSTEDT

Au départ de La Doyenne 1969, Eddy Merckx a déjà deux monuments en poche : un troisième Milan-Sanremo et un premier Tour des Flandres, après un solo de 70 kilomètres. A Bastogne, deux coureurs s’échappent mais les coéquipiers Faema de Merckx, Vic Van Schil et Roger Swerts les suivent.  » Ça permettait à Eddy de voir venir mais j’ai compris qu’il était intenable, ce jour-là « , expliquera le directeur sportif Lomme Driessens.  » Il n’attendait qu’une attaque pour y aller. Ce fut au pied de la Wanne, à quelque cent kilomètres de l’arrivée.  »

L’attaque-surprise du Cannibale sème le chaos. Merckx rattrape les échappés puis les sème. Seuls ses coéquipiers parviennent à le suivre. Puis Roger De Vlaeminck sent le danger. En voyant son rival se rapprocher, Merckx hausse la cadence et lâche Swerts. Derrière le tandem Merckx-Van Schil, un groupe restreint se forme autour de Gimondi et De Vlaeminck mais il n’est guère tenace.  » Les coureurs auront pensé au Tour des Flandres « , écrivent les journaux le lendemain.  » Ils ont souffert du complexe-Merckx.  »

Au terme de leur offensive à la Von Rundstedt, ce maréchal allemand de la Deuxième Guerre, Merckx et Van schil arrivent à Rocourt avec huit minutes d’avance.  » Près de Liège, Eddy m’a demandé en riant lequel de nous devait gagner « , raconte Van Schil.  » Je lui ai répondu : – Quelle bête question. Même si tu tombais maintenant, je te porterais jusqu’à la ligne. C’était logique : il était le meilleur et s’il ne m’avait pas épargné, j’aurais été repris par le peloton. Cette deuxième place avait la valeur d’une victoire pour moi. « 

1971 UN CANNIBALE AU VISAGE HUMAIN

Deux ans plus tard, Eddy Merckx donne l’impression de refaire le même coup. Cette fois, le soldat de service est son équipier chez Molteni, Jos Spruyt, qui participe à une échappée à Bastogne. Dans la côte de Stockeu, où on dressera plus tard un monument en son honneur, le Cannibale lance une attaque, en plein brouillard, à 90 kilomètres de l’arrivée. Il rattrape les premiers et se défait des derniers, parmi lesquels Spruyt, à 40 kilomètres de la ligne.

La contre-attaque de Georges Pintens à la Bouquette semble tout au plus compter pour la deuxième place. A 25 kilomètres de l’arrivée, il accuse cinq minutes de retard sur Merckx. Peu après, la radio de course communique de nouveaux écarts. C’est la stupéfaction. Les voitures suiveuses foncent en avant. Merckx perd son avance et, comme les quotidiens l’écriront,  » a dû vaincre, pour la première fois, ses adversaires mais aussi lui-même et ses manquements humains, qu’on avait cru inexistants dans cette machine de chair et de sang.  »

La dernière côte, au Thier-à-Liège, tourne au calvaire pour Merckx. Pintens surgit, tente de le lâcher, Merckx plie mais s’accroche à sa roue.  » Une côte de plus et je l’aurais lâché « , déclare ensuite Pintens. Merckx s’accroche toujours à la roue de Pintens à l’entrée du vélodrome de Rocourt. Pintens est le héros du jour mais il ne fait pas le poids face à Merckx, plus véloce. Le Cannibale gagne de justesse la deuxième de ses cinq Doyennes, un record.

1980 NEIGE-BASTOGNE-NEIGE

Une tempête de neige s’abat sur le peloton, réduit de moitié à Bastogne. Transis de froid, les coureurs supplient les supporters, parmi lesquels le père de Philippe Gilbert, de les ramener à Liège, à moins qu’ils ne s’abritent dans les fermes et les maisons, le long de la route. Le vainqueur de 1977, Bernard Hinault, songe plusieurs fois à abandonner.  » Sans moi, il l’aurait fait « , raconte son équipier Maurice Le Guilloux.  » Mais je pense qu’il n’aurait quitté le navire qu’en dernier.  »

A Vielsalm, le ciel s’éclaircit et le directeur sportif Cyrille Guimard arrive à hauteur d’Hinault. Ils se disputent.  » Cyrille m’a dit d’enlever ma veste de pluie mais j’avais froid. Je lui ai dit : – T’es fou ? Il fait froid ! Cyrille a répété son ordre : – La course commence ! Furieux, je lui ai jeté ma veste à la tête. Pour me réchauffer, il ne me restait plus qu’à attaquer !  »

Le Breton démarre dans la Wanne. Au sommet de la Haute-Levée, il a rattrapé le dernier échappé, Rudy Pevenage. Il est seul, à 77 kilomètres du but. Déchaîné, il accroît son avance dans le Rosier, la Redoute et les Forges. A l’arrivée, il compte neuf minutes et demie d’avance sur les deuxième et troisième, Hennie Kuiper et Ronny Claes.

C’est le plus grand écart d’après-guerre. Seuls 21 des 174 participants franchissent la ligne d’arrivée, ce qui est le pourcentage le plus faible de l’histoire de la course. Hinault ne lève même pas les bras.  » J’étais vanné. Si j’avais lâché mon guidon, je serais tombé face contre terre.  »

De nos jours encore, on parle au Breton de Liège 1980. Il faut dire que ce jour-là, il a définitivement perdu toute sensation dans deux doigts.  » Les risques du métier « , se borne-t-il à dire.

1987 LE SURPLACE DU SIÈCLE

Quatre fois parmi les sept premiers en cinq ans, Claude Criquielion a enfin l’occasion de décrocher sa course préférée. Vainqueur du Tour des Flandres, Criquielion se retrouve dans des conditions idéales. Quand il démarre, l’incroyable se produit : le spécialiste des Ardennes, tenant de la course, Moreno Argentin, cale. Seul l’Irlandais Stephen Roche parvient à accrocher la roue du Wallon. Le duo file jusqu’au boulevard de la Sauvenière. Reste à déterminer l’ordre d’arrivée car ni l’un ni l’autre n’a un sprint dévastateur.

Les deux leaders se souviennent de la Flèche wallonne, quelques jours plus tôt. Ils estiment tous deux l’avoir perdue à cause de l’autre. Du coup, ils s’observent sur le boulevard, au point de ralentir jusqu’à 25 km/h. C’est tout juste s’ils ne font pas du surplace.

Il reste 200 mètres. Roche lance le sprint puis un coureur au maillot arc-en-ciel le passe en flèche. C’est Argentin, qui rafle la troisième de ses quatre victoires à La Liegi. Roche termine à une roue, Criquielion est troisième.

Les deux hommes ne s’accordent pas un regard sur le podium. Pire, pendant sept ans, ils ne s’adresseront plus la parole. Jusqu’à la course d’adieu de Sean Kelly. Faute de place au petit-déjeuner, ils sont contraints de partager une table. Roche lui explique qu’il n’était pas de mèche avec Argentin, comme Criquielion l’avait toujours cru et ils font la paix. Mais ils ne gagneront jamais la Doyenne.

1999 UN PETIT JEU PSYCHOLOGIQUE

La semaine qui précède Liège, pendant sa reconnaissance de parcours, Frank Vandenbroucke fait signe à Francis Van Londersele, son directeur sportif, à 700 mètres du sommet de Saint-Nicolas. A hauteur de la voiture suiveuse, il lui dit :  » Francis, c’est ici que j’attaquerai dimanche. Ici et nulle part ailleurs !  » Van Londersele n’en croit pas ses oreilles.

VDB n’en fait pas mystère. Il le répète pendant la conférence de presse : oui, il va attaquer à Saint-Nicolas.  » J’étais tellement sûr de gagner que je l’ai dit à toute l’équipe, le dernier soir « , racontait-il quelques mois avant son décès en 2009.  » Je savais que j’étais le plus fort physiquement. Je l’avais prouvé les semaines précédentes. J’avais terminé deuxième du Ronde malgré deux chutes. Puis il y avait ma guerre avec Michele Bartoli, le roi des Ardennes. Je venais de quitter Mapei pour Cofidis.  »

L’Italien allume la course à La Redoute. Il s’ensuit un mano a mano palpitant jusqu’à ce que Bartoli cède.  » C’est à ce moment que j’ai gagné la guerre des nerfs « , explique VDB.  » En plus, je me suis retrouvé seul en tête. Mais je voulais que tout se déroule comme je l’avais prévu et je me suis laissé rattraper. Dans le groupe, il y avait mon équipier Peter Farazijn. Je lui ai demandé de maintenir le rythme jusqu’à Saint-Nicolas.  »

Là, Michael Boogerd démarre. Vandenbroucke se sert du Néerlandais.  » Je l’ai délibérément laissé prendre dix, quinze mètres puis j’ai comblé la brèche et je me suis envolé, en 53×16, exactement à l’endroit que j’avais stipulé. Au sommet, j’avais sept secondes d’avance sur Boogerd et je savais que j’avais gagné « , a commenté le premier lauréat wallon depuis Joseph Bruyère en 1978.

2011 MATCH À DOMICILE POUR LE FAVORI

La Flèche brabançonne, l’Amstel Gold Race et la Flèche wallonne en l’espace de dix jours : au printemps 2011, Philippe Gilbert collectionne les succès.  » Mais j’échangerais volontiers trois victoires contre Liège « , annonce le coureur de 28 ans, issu de Remouchamps, à la veille de sa neuvième participation.

Gilbert conserve de mauvais souvenirs de son premier passage dans le village de son enfance.  » Nous n’avions personne dans la première échappée, ce qui me gênait « , dit-il dans  » Mon année de rêve « .  » On criait dans les oreillettes, ce qui m’empêchait de profiter des encouragements des gens de mon village. Ce jour-là, un homme a accompli un travail formidable : Jurgen Van De Walle. Il s’était retrouvé en tête du peloton. Sans lui, nous aurions peut-être déjà perdu la course.  »

Il a un tout autre sentiment la deuxième fois, dans La Redoute.  » Le moment le plus poignant a été le passage près du cimetière où reposent mes grands-parents. J’étais alors le seul du peloton à ressentir ces émotions et je ne pouvais les partager avec personne. C’était la folie totale dans la Redoute. Sur le moment même, j’étais très calme, je dirais même que j’étais sûr de gagner.  »

A la Roche aux Faucons, c’est Andy Schleck qui mène la danse. Deux coureurs parviennent à le suivre : son frère Fränk et Gilbert. Un par un, le trio rattrape les échappés et les lâche. Greg Van Avermaet est le dernier à céder, à Saint-Nicolas. Gilbert accélère dans cette ascension immortalisée par Frank Vandenbroucke ; Andy Schleck accuse le coup mais refait son retard au-dessus. Malgré la supériorité numérique des Luxembourgeois, c’est le Wallon qui dirige la finale.

Les trois ténors sont ensemble à l’amorce de la dernière ligne droite.  » J’ai lancé le sprint de loin « , dira Gilbert.  » Pas parce que je me méfiais des frères Schleck mais parce que je voulais profiter des 30 ou 40 derniers mètres. Quand j’ai arrêté de pédaler, je n’ai plus ressenti que du bonheur.  »

PAR BENEDICT VANCLOOSTER – PHOTOS BELGAIMAGE

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