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Le Tour des Flandres a 100 ans

Peu de courses ont une histoire aussi riche que le Tour des Flandres. Avant la centième édition, sept experts plongent dans leurs souvenirs et nous racontent leurs plus belles anecdotes du Ronde.

WALTER GODEFROOT

 » J’ai remporté le Ronde à deux reprises, en 1968 et 1978, mais j’étais tout aussi fort lors de l’édition légendaire de 1969, qui a vu Eddy Merckx démarrer à 70 km de l’arrivée et prendre cinq bonnes minutes à Felice Gimondi. Aurais-je pu suivre Eddy? Ça ne sert à rien de revenir là-dessus. La vérité, c’est que je suis tombé lors du ravitaillement à Deerlijk, à 150 km de l’arrivée. J’ai dû repartir bon dernier et j’ai perdu beaucoup de temps. Comme il y avait des bordures et que le peloton se morcelait, je n’avais plus l’ombre d’une chance. J’ai fini la course afin de m’entraîner pour Paris-Roubaix. Non sans succès car, une semaine plus tard, j’ai gagné l’Enfer du Nord au terme d’une échappée en solitaire de 40 km. C’était peut-être la plus belle victoire de ma carrière. Malheureusement, c’est aussi mon seul succès à Paris-Roubaix, une course qui me convenait pourtant mieux que le Ronde. Pour moi, on aurait pu faire 250 km sur les pavés. J’adorais ça, plus que les monts de Flandres, sur lesquels je m’entraînais pourtant.

C’est d’ailleurs au cours d’une de ces sorties que j’ai découvert le Koppenberg, alors que j’étais toujours amateur. Je l’ai dit plus tard à Paul Naudts et Noël Foré, les organisateurs, qui cherchaient de nouvelles côtes afin de durcir la course. Je connais une côte au moins aussi terrible que le Taaienberg mais je ne vous dirai où elle se trouve qu’au terme de ma carrière, comme ça je serai certain de ne pas devoir la gravir (il rit). Quelques années, plus tard, un homme habitant au sommet du Koppenberg envoyait une lettre à Naudts pour lui révéler l’existence de cette côte et Paul m’appelait immédiatement pour me dire: Walter, je pense que j’ai trouvé ta côte. C’est ainsi que j’ai encore dû gravir le Koppenberg à quatre reprises (de 1976 à 1979, ndlr). Y compris à pied.  » (il rit).

RODRIGO BEENKENS

 » Mon premier Tour des Flandres en tant que jeune journaliste à la RTBF (je m’occupais du résumé) est inoubliable: c’était en 1989, lorsque Edwig Van Hooydonck a franchi la ligne d’arrivée en larmes. L’année suivante, je commentais l’épreuve en direct. Dimanche, ce sera ma 26e fois. Je n’ai manqué qu’une édition: celle de 2015. Mon fils était étudiant en Erasmus au Brésil et c’était le seul moment où je pouvais lui rendre visite. J’ai suivi la course de là-bas, en streaming sur Eurosport: je n’aurais pas pu manquer ça.

La plus belle édition du Ronde est pourtant la seule que je n’aie pas vue à la télévision: celle de 1985, lorsque Eric Vanderaerden s’est imposé dans des conditions météo apocalyptiques. J’étais encore étudiant et j’avais rendu visite à ma marraine à Boechout. Vers 15 heures, j’avais repris la route de Namur pour rentrer chez moi. Comme je ne trouvais pas la fréquence de la RTBF radio, je me suis branché sur Radio Één. Je ne parlais pas bien néerlandais mais j’étais captivé par le reportage de Jan Wauters. Je ne le connaissais pas encore mais cette façon de transposer la magie de la course, cette voix tremblante sur les pavés et ce vocabulaire pointu pour décrire la façon dont Vanderaerden franchissait le Koppenberg en solitaire avant de lâcher Hennie Kuiper et Phil Anderson dans le Mur de Grammont me laissait rêveur. Rien que d’en parler, j’en ai la chair de poule. Je ne pense pas qu’à la télévision, j’aurais vécu cela de la même façon. Merci, Jan. « 

WIM VAN HERREWEGHE

 » Dimanche, ce sera mon vingtième Tour des Flandres en tant que directeur de course mais, après toutes ces années, je peux dire que celui de 1998 dépasse les autres de loin. Parce que tout était encore nouveau pour moi mais aussi en raison du raid fabuleux mené par Johan Museeuw. Le Lion avait sorti ses griffes à 26 km de l’arrivée, à Tenbosse. Il a rejoint et dépassé Hendrik Van Dijck sur le grand braquet. Peter Van Petegem est revenu à dix mètres mais il a dû lâcher prise, en partie parce que Museeuw a pu profiter du sillage des motos. En tant que directeur de course, j’ai ensuite eu le privilège de rouler derrière lui jusqu’à Meerbeeke, aux côtés d’un plus grand champion encore: Eddy Merckx, qui conduisait la voiture. La façon dont Eddy vivait ça était fantastique: il savait ce que c’était d’arriver en solitaire.

Juste avant le Bosberg, Eddy s’est même porté à hauteur de Johan pour l’encourager et lui dire quelle était son avance. Des encouragements bienvenus car Johan allait être en difficultés dans la dernière ascension. Mais s’il a plié, il n’a pas rompu : il s’est mis en danseuse et a grimpé jusqu’au sommet sur le grand braquet. Je n’oublierai jamais l’image de ses mollets prêts à exploser. Le plus dur était fait: Johan avait 40 secondes d’avance et le vent dans le dos jusqu’à l’arrivée -il s’était renseigné à ce sujet avant la course. Il triomphait. Grand supporter de Walter Godefroot dans mon enfance, j’étais déjà fou du Tour des Flandres mais cette édition-là a encore ravivé la flamme.

Six ans plus tard, j’ai vécu un autre moment émouvant, toujours avec Eddy à mes côtés dans la voiture. Nous avions appris le matin que Briek Schotte était au plus mal et nous avions emmené des fleurs dans le coffre de la voiture afin de les déposer à son monument à Kanegem s’il venait à décéder pendant la course. Depuis l’hôpital, la famille de Briek tenait régulièrement Eddy au courant. Nous avions dépassé Kanegem de cinq minutes qu’Eddy recevait un appel: Schotte était décédé au moment-même où nous traversions son village… « 

RIK VANWALLEGHEM

 » Je suis désormais directeur du Centre du Tour des Flandres à Audenaerde mais c’est en 1981 que je suis tombé amoureux de cette course. Je venais de terminer mes études et j’étais journaliste pour Het Nieuwsblad depuis six mois. Avec mon collègue, Frans Vandeputte, nous avions eu l’idée de reconnaître la finale du Ronde à vélo en compagnie d’Eddy Merckx, de Paul Van Himst et de deux journalistes de la BRT: Mark Uytterhoeven et Marc Stassijns. Nous nous étions donné rendez-vous au sommet du Nouveau Quaremont, dans la Ronde van Vlaanderenstraat. Nous avions convenu de ne pas faire de course -je n’avais aucune condition- mais après quelques kilomètres, dans la descente du Paterberg, Merckx et Stassijns avaient déjà pris la fuite. Marc a démarré et Eddy a réagi, suivi d’Uytterhoeven et de Van Himst. Frans et moi sommes donc restés seuls derrière. On était venu pour s’amuser, ça allait être l’enfer. Nous avons grimpé le Paterberg à pied, idem pour le Koppenberg… Quand nous sommes arrivés à Meerbeke, complètement épuisés, Merckx avait déjà pris sa douche et nous attendait en costume avec Stassijns. La compassion d’Eddy a viré à l’étonnement lorsqu’il s’est aperçu que j’avais gardé un slip sous mon cuissard. Qu’est-ce que j’en savais, moi? Je n’oublierai jamais sa tête: Quoi, tu as gardé ton slip??? J’étais ridicule… Trente-cinq ans plus tard, Eddy m’embête encore avec cette histoire. » (il rit).

Ce jour-là, j’ai compris combien le Ronde était dur et en 2000, j’ai mesuré ce qu’une victoire représentait. J’étais tout près de la ligne d’arrivée lorsque Andrei Tchmil l’a franchie après avoir mordu sur sa chique depuis le Bosberg pour conserver une mince avance sur le groupe des poursuivants. Je n’oublierai jamais le cri strident qui est sorti de son corps, comme un soulagement après toutes ces années de sacrifice. Parfois, j’en rêve même la nuit et je me réveille en gigotant, ce qui fait toujours rigoler ma femme: Quoi, encore ce Tchmil? « 

DIRK DEMOL

 » Contrairement à Paris-Roubaix (que Demol a remporté en 1988, ndlr), je n’ai jamais cassé la baraque au Ronde mais j’y ai vécu un moment inoubliable. En 1986, j’ai attaqué pendant 170 km avec Marc Van Geel, jusqu’au Vieux Quaremont. C’était prévu d’avance car la course passait par Bavikhove, mon village, où j’avais beaucoup de supporters. Ceux-ci m’encourageaient bien entendu énormément et j’en avais la chair de poule.

J’ai quand même remporté le Ronde à plusieurs reprises, mais en tant que directeur sportif: deux fois avec Fabian Cancellara (2012 et 2014, ndlr) et une fois avec Stijn Devolder. Cette victoire, en 2008, est un peu particulière en raison de ma relation avec Stijn. J’étais persuadé depuis ses débuts professionnels qu’il remporterait un jour une grande classique. Après son titre de champion de Belgique en 2007 et notre passage de Discovery Channel à Quick Step, nous avions travaillé spécifiquement en vue du Ronde pendant des semaines. Le jour de Milan-Sanremo, nous avions même reconnu l’intégralité du parcours menant à Meerbeke, à l’exception des cinquante premiers kilomètres. Après cela, Stijn avait encore roulé derrière la voiture jusque chez lui, à Deerlijk, alors qu’il tombait de la grêle. Il tenait à avoir ces 265 km dans les jambes.

Cela s’est avéré payant car, le jour de la course, Stijn avait des ailes. Tom Boonen était notre leader mais j’ai vite remarqué qu’il n’était pas super. J’ai donc tenté de convaincre Wilfried Peeters, qui était dans la voiture avec moi, de laisser Stijn partir dans une échappée sans collaborer. Ça n’a pas été facile mais Peeters a fini par accepter. Lorsque le peloton est revenu, avec Boonen, j’ai encore insisté: Laisse Stijn démarrer! Wilfried a hésité mais, dix secondes après qu’il eut dit oui, à 25 km de la ligne, Stijn a pris la fuite. Son avance s’est rapidement chiffrée à trente secondes et même lorsque Flecha, Langeveld et Nuyens se sont rapprochés, je n’ai pas eu peur car je savais qu’aucun d’eux ne pourrait le reprendre. Ma seule crainte, c’était que Peeters lui ordonne d’attendre Boonen mais il ne l’a pas fait. De plus, Stijn a été malin: il a retiré son oreillette sous prétexte qu’il y avait de la friture sur la ligne, comme on l’avait convenu auparavant (il rit). Son solo a été sublime, lui seul était capable de faire cela. Même Lance Armstrong m’a envoyé un SMS directement après l’arrivée pour me dire combien il avait été impressionné. « 

SEP VANMARCKE

 » Au Ronde, la connaissance du parcours compte presque autant que les jambes. Il faut savoir où il est important d’être devant et connaître les endroits où ça frotte. Sur ce plan, je connais la région comme ma poche (Vanmarcke habite à Anzegem, en bordure des Ardennes Flamandes, ndlr). Mon plus beau coup, je l’ai effectué au Ronde 2011, mon deuxième en tant que professionnel et mon premier sous le maillot de Garmin-Cervélo. J’ai crevé à un moment crucial, juste avant la Côte de Trieu. Aussitôt dépanné, je suis revenu à fond la caisse sur le peloton mais le Trieu est tellement étroit qu’il est presque impossible de dépasser. J’ai donc roulé dans l’herbe pour remonter la moitié du groupe, comme un cyclocrossman. J’ai dû donner un coup de coude de temps en temps car, évidemment, les autres n’appréciaient pas. Après le sommet, je me suis lancé comme un fou dans la descente en direction du Vieux Quaremont, où je suis revenu dans la roue de Mathew Hayman et Tom Boonen. En trois ou quatre kilomètres, j’étais passé de la dernière à la troisième place.

Cinq minutes plus tard, dans le goulot menant au Paterberg, j’ai essayé de passer devant mais Geert Steegmans m’a donné un coup et m’a envoyé dans les orties. Il m’a fallu un bout de temps pour retrouver mon vélo, qui était dix mètres plus loin. Et quand j’ai essayé de repartir, j’ai remarqué qu’il était abîmé. Ma course était finie car j’avais perdu quatre ou cinq minutes. Je râlais…

J’ai toutefois tiré une leçon de cette mésaventure: au Ronde, le placement est terriblement important mais il ne faut pas gaspiller trop d’énergie à vouloir être à tout prix parmi les trois premiers avant chaque bosse. Il faut apprendre à sentir les moments cruciaux. C’est cela aussi, le Tour des Flandres: une course qu’on ne peut pas dompter, aussi enthousiaste soit-on. « 

NICK NUYENS

 » Pour gagner le Ronde, il faut pouvoir rester calme, en toutes circonstances, ne jamais paniquer. Je l’ai prouvé en 2011. Comme Sep, j’ai connu divers problèmes: j’ai crevé, j’ai dû mettre pied à terre après une chute… J’ai dû revenir à chaque fois, avec une chaussure abîmée qui plus est. Contrairement à Sep, j’ai attaqué le Vieux Quaremont en 120e position et quand je suis arrivé au sommet du Paterberg, les leaders attaquaient déjà pratiquement le Koppenberg. Heureusement, je me suis dit que si je partais trop vite à leur poursuite, je manquerais d’énergie dans la finale. Je me suis laissé tirer par quelques équipiers et un Stijn Devolder très impressionnant qui avait aussi été distancé. Nous sommes revenus en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

 » Après le Haaghoek, j’ai voulu changer de chaussure mais Cancellara a démarré en compagnie de Sylvain Chavanel. Il semblait parti vers la victoire mais il a craqué dans le Mur de Grammont. La course redémarrait à zéro. Fabian a repris des forces et, à trois kilomètres de la ligne, il a de nouveau attaqué avec Chavanel. Cette fois, j’ai réagi immédiatement. Je voulais à tout prix sa roue. Jamais je n’ai autant puisé dans mes réserves. Je le dois à Rudy Heylen, un psychologue du sport qui m’a débarrassé de ma peur de vomir car celle-ci m’obligeait souvent à couper mon effort. Un bon encadrement psychologique peut donc aussi vous aider à remporter le Ronde.

Dès que je suis revenu et que nous avons entamé à trois la dernière ligne droite, je me suis dit que j’étais le plus rapide et que j’avais toutes mes chances, même si je ne savais pas si ma chaussure tiendrait le coup. Je ne stressais pas, j’ai même pris le temps de fermer mon maillot. Par contre, lorsqu’il a vu Boonen revenir, Cancellara est devenu très nerveux. Il a accéléré, j’ai réagi et j’ai vite compris que j’allais le battre. Pourtant, les 50 derniers mètres ont été très longs. En regardant sous mon bras, j’ai vu une ombre bleue: Chavanel. Mais, comme mon père me l’avait appris, j’ai fait mine d’aller vers les barrières et Sylvain s’est un peu relevé. Là, j’ai compris que j’allais gagner le Ronde.

 » J’ai été malin, même si on m’a beaucoup critiqué. Aujourd’hui encore, on me le reproche: Tu n’étais pas le plus fort, tu n’as roulé que 50 mètres en tête, tu as eu beaucoup de chance. Et moi, je réponds: C’est vrai, mais mon nom figure au palmarès! Cet honneur, ce sentiment, personne ne me le retirera. D’autant que je suis le dernier à avoir gagné à Meerbeke.

Ah oui, encore une chose: comme je me suis cassé le poignet et la hanche par la suite puis que j’ai été opéré au coeur, je n’ai plus jamais disputé le Ronde par la suite. Qui peut dire qu’il a remporté l’épreuve lors de sa toute dernière participation? (il rit).

Par Jonas Creteur

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