Laurent Raphaël

London Calling J-2: Gagner, c’est d’abord finir

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

À la veille du Virgin Money London Marathon, le bilan sportif et médical est positif: reste à arriver au bout de ces satanés 42,195 kilomètres. Dernière entrée au carnet de bord de marathonien de Laurent Raphaël avant le jour J.

D-Day

London Calling J-2: Gagner, c'est d'abord finir

Quatre mois de préparation, 960 kilomètres dans les guiboles, une paire de baskets sacrifiée, aucune sortie annulée (ou même rabotée) et pas de pépin physique majeur… A la veille du grand rendez-vous, le bilan sportif et médical est plutôt positif. Ma patte de lapin a veillé sur moi. Même si le plus dur reste évidemment à faire: arriver au bout de ces satanés 42,195 kilomètres (jalon d’ailleurs fixé aux JO de Londres en 1908 et correspondant à la distance exacte entre le château de Windsor d’où partait la course et… la loge royale du stade olympique, d’où cette rallonge absurde mais qui a fini par devenir une sorte de marque de fabrique de 195 mètres). Les efforts, les douleurs, les litres de sueur, les privations alimentaires, les moments de solitude n’auront servi à rien si dimanche je cale à 100 ou même à 10 mètres de la ligne d’arrivée. C’est la dure loi des sports d’endurance: gagner, c’est d’abord finir. Autrement dit: c’est tout ou rien.

À quelques heures du départ, je suis dans un état étrange. Le corps qui a beaucoup donné est maintenant quasiment au repos (deux footings légers au menu de la semaine). Un relâchement qui n’est pas évident à gérer: le manque frappe à la porte de la conscience. Je suis comme un cheval de course coincé dans son box. Le mental par contre frétille de nervosité. Entre les préparatifs, les vérifications du tracé et de la météo (aïe, on annonce de la pluie voire des orages), la tactique de course, l’esprit ne manque pas d’os à ronger. Avec en toile de fond toujours la crainte de se blesser bêtement ou de tomber malade à quelques encablures du départ.

Difficile de se raisonner dans ce climat d’excitation larvée. J’ai beau me dire que tout ça n’est qu’un jeu, que je n’ai rien à gagner ni à perdre, que personne ne m’en voudra de ne pas aller au bout, que je peux toujours marcher ou m’arrêter si ça ne va pas, autant demander à la Vénus de Milo de bouger un bras. Mon cerveau n’entend plus les appels à la raison, comme s’il était engagé dans un programme autonome qui doit culminer dimanche par la mise à feu. C’est ce qu’on doit appeler l’esprit de compétition…

La compétition, parlons-en justement. Le départ sera donné à 10h10 heure locale (11h10 à Bruxelles) dans le parc de Greenwich, au sud-est de Londres. Les 37.000 fous s’élanceront de trois zones de départ différentes. La verte et la bleue se rejoindront après un mile (1,6 kilomètre), formant un affluent qui se jettera dans le fleuve principal, la rouge, juste avant la borne des 5 kilomètres. Peu après la jonction, qui se fera pour la petite histoire le long de la plus longue façade de style géorgien du pays (qui abrite les Woolwich Royal Artillery Barracks), le tracé qui s’éloignait jusque-là de la ville fera un virage à 180 degrés et mettra le cap à l’ouest. Pendant grosso modo 15 kilomètres, les coureurs vont ensuite épouser le cours sinueux de la Tamise côté sud, et traverser quelques siècles d’histoire en croisant sur leur route Cutty Sark, le fameux clipper de 1869, ou les quais de Surrey dont les premières planches datent de 1700.

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Au 18e kilomètre, Tower Bridge sera en vue. La caravane pédestre empruntera le célèbre pont aux deux tours pour passer rive droite. Le temps de sourire aux photographes officiels postés à cet endroit stratégique et la marée se dirigera à nouveau vers l’est pour une boucle pleine de lacets et longue de 15 kilomètres dans le quartier des affaires de Canary Wharf. Une fois revenu à l’ombre de Tower Bridge, il ne restera plus alors que 5 kilomètres, et encore quelques attractions touristiques à admirer au passage, comme la cathédrale Saint-Paul, avant de toucher des yeux l’architecture tout en dentelles de l’auguste Westminster. Encore quelques centaines de mètres le long du fleuve et les rescapés bifurqueront à droite, longeront Saint-James Park, puis iront saluer la reine en son palais avant d’aller s’écrouler sur le célèbre Mall.

Voilà un aperçu rapide des réjouissances qui m’attendent. Le parcours est touristiquement assez excitant, qui traverse la ville d’est en ouest. Et plutôt réputé rapide. Un peu moins qu’à Berlin certes mais avec un dénivelé aussi plat qu’une limande, on est loin des montagnes russes de son alter ego bruxellois. Je pourrai en outre compter sur le public anglais, réputé chaud et bruyant. On parle de 750.000 spectateurs! J’espère qu’ils seront tous massés sur les 10 derniers kilomètres pour l’épreuve de vérité… Et en espérant que la pluie annoncée ne gâche pas trop la fête.

Autre particularité de ce marathon qui fait partie, avec New York, Chicago, Boston, Tokyo et Berlin, des World Marathon Majors: il attire la fine fleur de l’athlétisme mondial. L’extraterrestre Paula Radcliffe, détentrice du record du monde du marathon ici même en 2003 avec un chrono de 2h15’25 », sera d’ailleurs de la partie pour ce qui est annoncé comme sa dernière course. Parmi les autres pointures dont j’apercevrai le dos quelques instants avant qu’elles ne s’échappent à une moyenne vertigineuse de 20 km/h figurent Wilson Kipsang ou Denis Kimetto, soit le détenteur du titre et le recordman du monde (c’était à Berlin l’année passée).

Paula Radcliffe, devant le Tower Bridge à Londres, à quelques jours du Virgin Money London Marathon.
Paula Radcliffe, devant le Tower Bridge à Londres, à quelques jours du Virgin Money London Marathon.© REUTERS/Matthew Childs

Pour le reste, quelques chiffres donnent la mesure de cet événement sportif majeur sponsorisé par Virgin Group (d’où son nom officiel: Virgin Money London Marathon) qui célèbre cette année sa 35e édition: plus de 50 millions de livres sterling (70 millions d’euros) récoltés chaque année pour des oeuvres charitables (un record mondial), retransmission dans 196 pays via la BBC, 37% de femmes au départ, des centaines de coureurs costumés… Bref, un condensé d’exubérance et de fair-play typiquement britanniques. Vivement dimanche!

Il ne me reste plus qu’à régler la question épineuse de la tenue (short-t-shirt manches courtes, short-t-shirt manches longues ou short-t-shirt-veste imperméable?), qu’à dévaliser le rayon pâtes du supermarché et qu’à tenter de trouver des distractions pour ne pas transformer mon système nerveux en pelote de laine. Se plonger dans le boulot est une solution. Et dans un bon livre le reste du temps. Dans mon tour d’horizon de la culture bâtie à la force du mollet, je viens d’ailleurs de terminer un excellent roman, La grande Course de Flanagan, de Tom McNab (disponible en poche chez J’ai Lu). Avec le Courir de Jean Echenoz, sans doute un de mes meilleurs souvenirs littéraires sur le sujet.

It’s a long way home

Dans ce récit-fleuve initialement publié en 1981, cet ancien athlète et ancien conseiller technique sur le tournage des Chariots de feu s’inspire librement d’une course à pieds complètement démente qui eut lieu en 1928, la Trans-America. Objectif: rallier Los Angeles à New York par la voie terrestre, soit 5000 kilomètres… McNab nous faire revivre par la fiction cet ultra trail avant la lettre, qu’il situe en 1931, soit au lendemain du krach de 1929, histoire d’ajouter une dimension sociale à l’épopée humaine et sportive.

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Dans le roman, ce projet fou germe dans l’esprit d’un promoteur un peu farfelu comme il en existe beaucoup à l’époque. Charles C. Flanagan, qui a été manager d’une équipe de baseball féminin et a aussi chapeauté une troupe… de nains qui luttent dans la boue, a vu les choses en grand: il entend marquer l’histoire du sport et lance ce défi hors norme, qui rappelle d’ailleurs les marathons de danses et autres épreuves d’endurance extravagantes qui fleurissaient au début du XXe siècle, à tous les coureurs, aguerris ou non, du monde. Avec comme appât une solide cagnotte de plus de 100.000 dollars, plus des prix d’étapes à même de mettre du beurre dans les épinards en ces temps difficiles. Il n’en fallait pas plus pour attirer plus de 2000 participants, échantillon improbable et hautement bigarré de la société de l’entre-deux-guerres.

Parmi les prétendants sérieux à la victoire, Doc Cole impose rapidement son expérience et son pragmatisme. Plus tout jeune, cet ancien champion -doublé d’un marchand ambulant de potion magique à ses heures perdues…- qui a déjà participé aux JO va rapidement s’imposer comme une figure clé, pendant la course et en dehors, et fédérer autour de lui quelques athlètes prêts à travailler en équipe et à suivre ses précieux conseils. Parmi eux, Hugh McPhail, jeune champion écossais qui a fui la pauvreté de Glasgow. Ou Morgan, ex-ouvrier remercié pour ses accointances syndicales et qui a dû pratiquer la boxe clandestine pour survivre. Ou encore Lord Peter Thurleigh, aristocrate anglais dont la richesse paternelle acquise dans le commerce a permis de grimper les échelons sociaux mais en fait aux yeux de ses semblables un noblion de second rang (tiens, tiens, une particularité qu’il partage avec le personnage de Harold Abrahams dans les Chariots de feu). Ils auront fort à faire avec la concurrence, en particulier une redoutable équipe allemande dépêchée par le parti nazi pour prouver la supériorité de la race aryenne. Mais aussi avec des spécialistes français ou finlandais des courses de fond.

Sur les quelque 2000 concurrents, dont un fakir, des aveugles et des manchots, qui prendront le départ en grande pompe à LA, un bon millier seulement terminera la première étape… Dans un style puissamment cinématographique, McNab décrit le chaos, entre liesse populaire, abandons en cascade des novices et premiers coups d’éclat des champions, du premier jour de cette course aux allures de kermesse. On se croirait dans un film de Harold Lloyd. Les journalistes présents, comme les bookmakers un peu partout dans le pays, donnent encore moins cher de l’épreuve au terme de cette entrée en matière calamiteuse.

Très vite pourtant, passé l’écrémage des premiers jours, le nombre de rescapés se stabilise et un rythme de croisière s’installe. De là toutefois à parier sur la réussite de l’entreprise, il y a un pas… Personne n’a jamais couru une telle distance, à raison de deux marathons par jour! A la chaleur accablante des déserts et au dénivelé affolant des Rocheuses, sous la neige encore bien, il faut ajouter d’autres impondérables, financiers ou mafieux, du président de la fédération d’athlétisme qui tente de bloquer Flanagan par peur que sa Trans-America dont la popularité ne cesse de grandir -grâce entre autres aussi au charme et à la ténacité de la seule représentante féminine encore en course à mi-chemin, Kate Sheridan, décrite comme une Isadora Duncan du sport dans les magazines- fasse de l’ombre aux JO de Los Angeles prévus l’année suivante à… Al Capone, dont les lieutenants vont jusqu’à liquider le petit Mexicain qui courait pour sauver son village pour que leur poulain remporte l’étape de Chicago.

Les Rocheuses.
Les Rocheuses.© REUTERS/Andy Clark

Ce qui apparaissait au départ comme une variante freak d’un numéro de cirque se révèle au fil des semaines une aventure humaine capable de déplacer les montagnes. Face à l’adversité, chacun montre son vrai visage. Flanagan impose ainsi le respect, le guignol supposé s’effaçant au profit d’un redoutable chef d’orchestre au tablier éthique finalement moins taché que celui qu’arborent les bien-pensants. Quant aux athlètes, ils vont ainsi payer de leur personne pour remettre plusieurs fois le navire à flot. En acceptant par exemple une course contre un cheval à Saint-Louis (lubie d’un riche commerçant local qui va y perdre sa chemise), ou un combat de boxe dans une foire du grand nulle part.

« Quand on écrira un jour l’histoire complète de la Trans-America, elle sera à mi-chemin entre l’Odyssée d’Homère et Huckleberry Finn », résume le journaliste Carl C. Liebnitz dans un de ses compte rendus. Roman d’action, roman épique, roman à suspense, roman politique, La grande Course… brasse tous les genres littéraire dans une prose fougueuse et organique qui procure un plaisir de lecture intense. McNab exalte l’esprit de liberté de ces forçats de la route transcendant par l’effort leur modeste condition humaine. Plus que la destination, c’est le chemin qui compte. Pourquoi diable Hollywood n’en a pas encore fait un film?

Quand je serai à la peine dimanche, je repenserai à Doc, à Hugh et à leurs exploits. Leur détermination, leur abnégation me serviront de béquille. Et je boirai encore une fois ces paroles qui justifient leurs actes, et par ricochet ceux de tous les fondeurs: « L’athlète représente l’homme aux frontières de ses possibilités, dans un domaine que peu de gens entrevoient et que moins encore ont pénétré. C’est parce que nous en avons conscience que nous nous identifions avec l’athlète, parce que nous sentons intuitivement qu’il fait partie des quelques privilégiés proches d’accéder à leur véritable potentiel, alors que la plupart d’entre nous passent leur vie inconscients de l’existence même d’un tel potentiel.« 

Sur ce, je vous dis à lundi pour le débriefing et la conclusion de cette aventure qui aura, sauf grosse déconvenue, une suite. Mon petit doigt me dit que le prochain sur la liste pourrait bien être Berlin fin septembre…

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